Éclairs de génie sur des flammes passionnées, par Jethro Bare
Dimanche 20 novembre 2022, il est 17 h passées de quelques minutes. Un impressionnant Steinway & Sons trône sur les planches de la salle de concert de l’École Normale de Musique de Paris, la salle Cortot. Son gabarit poids lourd et ses flancs de laque noire dévisagent sans faillir les presque deux cents personnes présentes face à lui dans un rayonnement solennel et prédateur. Il va se passer quelque chose, ici, ce soir. Quelque chose d’important.
L’érudit Olivier Feignier finit son laïus introductif en délivrant avec naturel et clarté les informations cruciales qui permettent de comprendre l’enjeu du moment : il s’agit d’invoquer l’esprit de Berlioz en réveillant les éléments de sa vie. Il s’agit d’évoquer ses espoirs, ses tourments, ses amours, par l’intermédiaire de ceux qui ont composé son existence. Il s’agit de convoquer ce créateur et son génie orchestral en célébrant ceux qui ont écrit des notes destinées à un instrument pour lequel lui-même ne composait pas.
L’auditoire, conscient de l’originalité du défi que représente ladite manœuvre, meut son attention accrue en une exigeante curiosité. Les oreilles sont avides de musique lorsque le maître de cérémonie descend les quelques marches de la scène harmonieusement éclairée, et les esprits de Camille Moke, Hiller, Döhler, Auguste Morel et Juliette Dillon flottent déjà dans la pièce en forme d’amphithéâtre quand y pénètre le
capitaine de vaisseau qui va nous emmener dans un voyage aux contrées méconnues et aux rivages
sophistiqués. C’est celui qui va nous guider dans un univers où profanes et initiés trouveront à coup
sûr leur compte d’émotions fortes sur les cordes vibrantes de son clavier à marteaux, véritable poste
de commande métaphysique qui se joue de la flèche du temps.
Daniel Propper, tout de noir vêtu, s'assoit face à son gouvernail à touches ; il baisse la tête en fermant
les yeux... À quoi pense-t-il ? Quelle porte, dont lui seule possède la clef, ouvre-t-il ? Par quelle voie
singulière s’échappe-t-il du monde binaire ? Le pianiste ouvre des canaux dont il a repéré les
mystérieuses fréquences depuis longtemps... depuis l'enfance dans sa Suède natale sous l'égide de
Gunnar Hallhagen, en passant par l’angle de la 66ème West et de Broadway, dans la grosse pomme, à
la mythique Juilliard Music School, avant d’établir ses propres liaisons hermétiques avec les muses
inspiratrices, en suivant des sentiers invisibles à tous les yeux qui l'ont scruté depuis, créant le vertige,
de près comme de loin, avec respect et admiration. Cet homme n'est pas simplement un musicien,
c'est un sorcier. Un homme à part, qui se connecte à des énergies inconnues du plus grand nombre et
qui communie avec elles pour les rendre à tous par le bout de ses doigts.
Alors que les boiseries exotiques craquantes de l'amphithéâtre à l’acoustique d’exception émettent
les derniers sons vulgaires possibles en ce lieu, le souffle des spectateurs est court, le cadran suspendu
et les mains du virtuose se posent déjà entre les noires et les blanches, sur les dièses et les bémols,
prêtes à nous propulser mélodiquement par mille feux au milieu du tonnerre !
Dès les premières effluves musicales du Rondeau Parisien qui lance le récital, la magie opère, et
l'audience est embarquée dans une explosion de couleurs et de sonorités qui nous font parcourir
intensément la palette entière d'émotions diverses. Le plan de vol a été savamment préparé, car
cinquante minutes plus tard, les rapides escales de l’aiguilleur Feignier et la haute voltige de l’as
Propper nous confrontent à la relativité du temps, car personne ne peut prétendre avoir pu se rendre
compte de l’égrenage du sablier depuis le début du spectacle. Les entités convoquées ont exposé leurs
puissantes visions créatrices à travers des sons qui donnent accès à une brèche sur l’ineffable.
Le souffle laissé au début du premier morceau ne nous est finalement rendu qu'au dernier accord joué
avant l'entracte, au détour du reflet perdu de Juliette Dillon.
Nous restons pantois. Ravis et pantois.
Ce court retour sur terre nous offre l’opportunité de détailler le temple dans lequel cette célébration
vient de prendre place, commune à plusieurs dimensions. On remarque que la structure de la salle
Cortot, œuvre de l'architecte Auguste Perret à la demande d’Alfred Cortot en 1929, favorise la relation
verticale avec quelque chose qui nous dépasse mais dont nous pouvons malgré tout confusément
entrevoir les contours à travers les notes et leur beauté, majeures ou mineures, via la fougue ou la
douceur, et qui touche simultanément le cœur et l'esprit à chaque fois. Cependant, avant de s’ancrer
trop durablement dans la matérialité, Daniel Propper revient nous enlever aux considérations faciles
pour nous propulser dans la subtilité de son interprétation, en nous invitant à danser avec les fées aux
côtés d’Émile Prudent.
La force que le pianiste met à l'ouvrage est d'ordre transcendantale, sa sensibilité se dévoile sur
plusieurs plans de réalité, ici et là, ici et ailleurs, ici et toujours, et en se laissant porter complètement,
on peut rejoindre sans crainte le sombre cortège de Ritter dans sa marche funèbre en hommage à
Berlioz, on peut entendre sans effort l'âme de Liszt et de son ami Hector conversées dans un langage
secret à propos d’une idée fixe, on peut également céder au caprice symphonique de Heller en avouant
le plaisir non dissimulé de se perdre dans une telle flamboyance.
C'est là tout le spectre de la vie riche, complexe et unique de Berlioz qui est racontée de manière
inédite, et l’éternité de son legs devient une évidence.
Après de nombreux rappels, le maître nous ramène à bon port, non sans figures de style, en nous
gratifiant une dernière fois de l’éclat de son talent. Il interprète Le fantôme de Charles Haslinger, dont
l’hommage à Berlioz nous hantera encore après le concert, ainsi qu’une dernière pensée Nocturne en
mi bémol majeur de Chopin dédié à un des premiers amours de Berlioz, sa fiancée Camille Moke, pour
finir majestueusement Dans le hall du roi de la montagne d’Edvard Grieg, extrait de la Suite d’orchestre
Peer Gynt, arrangé pour le piano par le compositeur.
Après deux heures de voyage intense et poétique, nous voilà arrivés. Prétendument en tous cas. Une
part de ceux qui ont assisté à cette représentation restera toujours dans l’horizon intime de la salle
Cortot, avec Daniel Propper aux commandes. La densité de ce souvenir commun a créé un mouvement
perpétuel.
Ici, ni vieilleries, ni poussière ! Il n'y aucune place pour une mièvrerie quelconque car c'est le cœur
battant du romantisme qui s'exprime et l'étincelle à l'origine de l'univers qui explose ! Le big bang qui
éclaire le néant par son cri primal ! Ici vit LA MUSIQUE et les HOMMES qu'elle traverse, ici brillent pour
toujours les FEUX et les TONNERRES !
Présentation de l’auteur :
Originaire de Saint-Ouen-sur-Seine, où il réside encore aujourd’hui, Jethro Bare est un
auteur, scénariste, poète, chanteur et comédien né en janvier 1977.
Nourri par diverses influences et plusieurs genres littéraires, cinématographiques et
musicaux, des classiques à travers le temps jusqu’aux souterrains de la pop-culture, Jethro
Bare traite de ce qu’il connait : les rêves, les cauchemars, les personnages atypiques, les
obsessions et la tension des sentiments.
Depuis 2019, il est notamment l’auteur et le narrateur de LA FLIPPE (programme sélectionné
au Festival de la Fiction TV de La Rochelle en 2021), série d’histoires horrifiques contées avec
deux saisons visibles sur Youtube, une série Audio disponible sur toutes les plateformes de
streaming et un Blu-ray à paraître (2023).
Sa nouvelle noire intitulée « Elle gronde » a été finaliste du concours de nouvelles au festival
international Quais du Polar à Lyon en 2022.
Jethro Bare travaille actuellement sur plusieurs projets littéraires et audiovisuels.